Cygne d'étang
L’onde a échappé aux rigueurs de la saison froide¸ laissant aux vaguelettes le murmure de son clapotis. Le grand oiseau blanc glisse en grâce et silence sur une eau grise où le ciel se mire humblement. On reconnaît un juvénile au beige rosé de son plumage. Le mâle se tient majestueusement en avant, la femelle un peu en retrait couve des yeux sa petite famille.
On se souvient soudain de la fête foraine, de l’odeur des amandes sucrées, du délicieux vacarme des chenilles et du claquement sec des carabines à plomb, des accents racoleurs de la Loterie Marcel, des cris des jeunes filles dans les autos tamponneuses (et tamponnées). On se souvient de cette agitation gueularde et d’un petit manège discret où, sur une eau d’un bleu unique (peut-être comme la mer ?) dansaient lentement de grands oiseaux blancs, ailes ouvertes sur un banc invitant l’enfant à voguer en rond.
On pense à ce souvenir de céramique rapporté d’une excursion au Titisee. Cruel destin d’un palmipède que de prendre la poussière sur le buffet kitch d’une salle à manger entre le portrait sépia de l’aïeul et une rose des sables, unique souvenir esthétique d’un soldat malgré lui au désert algérien.
Sur l’étang discrètement caressé par une brise timide, les cygnes glissent vers la berge dans l’espoir d’une becquetance. Silence presque angoissant si ce n’est la trompette en sourdine du mâle, pour tenir l’humain à respectueuse distance du bel oiseau.
Loin de cette quiétude, la volaille s’agite dans la cité. De jeunes coqs mal crêtés affutent leurs becs en quête de quelques perchoirs supérieurs. La foule des poules caquette en rond dans l’ignorance de son horizon grillagé. Pour quelques vers, on se prend le bec sur le lisier des fausses vérités. Les oies se dandinent en chœur exposant un croupion sans pudeur. Le dindon tente bien de se faire passer pour un paon mais son glougloutement révèle sa feinte noblesse… Que dire de la cacophonie des pintades ? Seul un vieux coq quelque peu déplumé apporte par son impassibilité une note de sagesse, vite noyée dans l’agitation du poulailler.
Imperturbable, la famille cygne effleure de son plumage immaculé la surface opaline. Mutique … laissant à la lointaine basse-cour le soin de déclencher le chant du cygne d’une humanité qui s’éteint.